Lokman Slim. Il y a sept mois, mon ami a été tué, et il semble que c’était hier.
December 17, 2021

Éditeur, producteur et réalisateur, activiste politique et militant pro-démocratie au Liban, Lokman Slim est tombé sous la balles de tueurs à ce jour non identifiés le 4 février 2021 dans la région de Nabatieh au sud du Liban. Pour éclairer quelques traits de sa personnalité et témoigner des dangers auxquels les artistes activistes sont confrontés, nous avons sollicité deux proches de la victime, Amanda Abi Khalil, fondatrice de la plateforme curatoriale Temporary Art Platform (TAP) et Fadi Toufiq, écrivain et artiste, tous deux Libanais. Pour Switch (on Paper), ils ont accepté de témoigner sur l’impossibilité de témoigner.

Prologue

Je savais parfaitement qu’il était dans une position dangereuse. Il le savait aussi. Nous savions tous deux quel genre de meurtriers nous défiions et combattions, nous savions combien ils avaient tué sur leur passage pour parvenir à une telle emprise sur la communauté chiite d’abord et sur la communauté libanaise ensuite. Nous savons que le meurtre est la seule profession qu’ils maîtrisent et qu’en tuant, et en tuant uniquement, ils ont trouvé la méthode pour faire taire toute opposition. En tuant, ils ont pu faire taire quiconque osait les défier et terroriser ceux qui étaient susceptibles de suivre leurs traces. Nous les connaissions très bien, car il se trouve que nous avons tous deux grandi dans le même quartier, et nous avons été témoins de leur évolution, d’un petit groupe de miliciens à un véritable état dans l’état, avant qu’ils ne finissent par engloutir le Liban tout entier dans leur propre état. Même si je n’étais pas prêt à recevoir une nouvelle aussi terrible. Et que, des mois après sa mort, je ne suis toujours pas prêt à accepter le fait qu’il n’est plus là.

Comment commencer par la fin ?

Par où commencer ? Chaque fois que je me suis assis pour écrire sur Lokman après sa mort, je me suis retrouvé face à cette question embarrassante de savoir comment et par où commencer un tel texte. Je ne sais même pas s’il est juste de dire qu’il s’agit d’une question. Plutôt d’un dilemme, qui, alors que je tente de le résoudre, ne me conduit à rien d’autre que de nouvelles interrogations : comment prendre la mort comme point de départ ? La mort n’est-elle pas la fin de tout ? Dès lors, comment partir de la fin ? À ma connaissance, le seul genre d’écriture qui pourrait commencer par la mort, par le cadavre, est le roman policier. Et je n’ai pas l’intention d’écrire un roman de ce genre. Revenons donc au point de départ : par où commencer ?

Après de nombreuses tentatives infructueuses pour écrire sur Lokman et sa mort, je me retrouve avec quantité de paragraphes inachevés. En relisant ces paragraphes a posteriori, j’ai découvert qu’il existe un point commun entre eux : ils tournent tous en boucle sur eux-mêmes et finissent par les mêmes phrases que celles par lesquelles je les ai débutés. J’ai l’impression d’être piégé dans un état d’écriture répétitive, qui entrave ma démarche pour écrire un texte que je n’ai pas encore réussi à commencer. Alors, comment ? Et par où commencer ?

L’angoisse de la page blanche. Une situation dont beaucoup de mes collègues écrivains ont témoigné et de nombreux écrivains ont parlé. Une situation que je n’avais moi-même jamais vécue, même au tout début de ma carrière d’écrivain. Ce n’est qu’après la mort de Lokman que j’ai commencé à ressentir une telle angoisse, mais uniquement lorsqu’il s’agissait d’écrire quelque chose sur lui. Parmi les nombreuses expériences que j’ai entendues et observées sur l’angoisse de la page blanche, la mienne est bien différente. Ce n’était pas le manque d’idées, ni la peur de ne pouvoir remplir la page. Mais tout simplement à cause de l’image de Lokman qui tend à s’effacer de la surface de la page à mesure que je commence à écrire sur lui. C’est l’image de Lokman, non pas tel que je le connaissais, mais celle de sa mort, une balle dans la tête et du sang sur son visage, qui envahissait la page. Voilà à quoi ressemble mon angoisse de la page blanche.

Pour surmonter cette terreur de l’image de la mort de Lokman, s’estompant sur la page blanche, j’ai tenté d’écrire une description de ce que j’ai vu, et le résultat pourrait constituer un bon début de roman policier. Mais je n’ai pas envie d’écrire un tel roman. Pas seulement parce que cela ne m’intéresse pas, ni par manque de connaissances dans ce genre littéraire, mais simplement parce que la capacité des romans policiers à traiter de la mort vient du fait qu’ils remontent aux instants qui précèdent la mort afin de trouver le coupable. Dans ce type de roman, l’important est la personne qui tue, le tueur, et non celle qui a été tuée. Où l’intérêt pour la victime et l’histoire de sa vie est limité aux indices qui pourraient permettre de trouver le tueur. Cela va à l’encontre de mes préoccupations, car ce qui m’intéressait ici, dans l’idée d’écrire sur Lokman, c’est celui qui a été assassiné, et non le tueur.

De plus, indépendamment de mon absence de motivation pour l’écriture d’un roman policier sur la mort de Lokman, il est évident qu’un tel roman n’est pas envisageable en l’occurrence. Tout simplement parce que, pour respecter les conventions du genre, il faudrait que le coupable soit inconnu, ce qui n’est pas le cas de Lokman. Bien au contraire, le tueur est parfaitement connu, ne fait aucun effort pour cacher son identité, et n’a aucun scrupule à laisser tout le monde savoir qui il est. Ce type de meurtre tue fondamentalement toute possibilité de découverte.

Face à ces nombreux efforts infructueux pour surmonter mes difficultés à écrire sur Lokman après sa mort, j’ai décidé d’intégrer directement ces difficultés dans le texte, comme un moyen de les transformer, faisant d’un obstacle à l’écriture du texte une partie du sujet lui-même.

La raison pour laquelle j’étais et suis toujours réticent à répondre aux nombreux appels que j’ai reçus en vue d’écrire sur Lokman depuis sa mort tient à plusieurs facteurs. Le plus important d’entre eux est la difficulté d’assumer le fait qu’il soit mort et ne soit plus là. Cette acceptation est la condition sine qua non à l’écriture d’un tel texte. Et je n’y arrivais pas. Il était encore trop tôt pour digérer la dure réalité de sa perte définitive, et l’accepter comme un fait. Et puis, avec le temps, même après avoir fini par l’accepter, la difficulté d’écrire un texte d’adieu à un intime décédé ne me quitte pas.

Vient ensuite mon refus définitif d’utiliser ce que j’appelle les expressions toutes faites et prêtes à l’emploi. Permettez-moi de préciser ce que j’entends par là. Il y a une situation dans la vie où les gens cessent de s’exprimer par leurs propres mots et s’en remettent à des expressions toutes faites qui perdent tout caractère personnel. Il s’agit alors d’une façon de s’exprimer socialement convenue, d’un mode d’expression codé qui n’appartient à personne, mais que l’on s’échange à l’occasion de certains événements pour faire entendre ses sentiments, l’un de ces événements étant le décès d’une personne. Il n’est pas nécessaire d’analyser longuement les éloges funèbres pour constater les influences ancrées de ce que l’on pourrait appeler le répertoire des condoléances, qui font que tout se ressemble, quelle que soit la personne dont on est censé évoquer la mémoire.
Dès les premiers jours de la mort de Lokman et encore jusqu’à présent, j’ai parfaitement eu conscience et compris qu’il n’était pas question, si je m’exprime sur la mort de Lokman, de me laisser aller à un tel registre. Ni d’emprunter à son lexique quelconque phrase ou expression qui aurait perdu toute signification à force d’être d’usitée, et ne sert plus qu’à l’acte cérémonial des condoléances. Compte tenu de ma relation étroite avec Lokman, je n’ai pas éprouvé la nécessité de me livrer à un tel protocole social. Pas plus le besoin de montrer à qui que ce soit combien je l’aimais et combien je suis triste de sa perte. Non pas que j’ignore qu’il a une famille et que celle-ci mérite qu’on lui adresse des condoléances. Mais s’il s’agit d’écrire sur lui, je veux que ce soit dans une forme originale. Un texte qui ne pourrait être écrit que pour lui. Un texte impossible avant sa mort. Laisser le cliché s’emparer de mes mots serait une trahison de ma part.

Plus de sept mois après sa mort, je reste pourtant incapable d’écrire sur lui. J’attendrai que ce texte s’avère possible de lui-même. Je ne me forcerai pas à écrire quelque chose et à considérer cette production comme le texte que je devrais écrire sur Lokman. L’homme qu’il était, sa vivacité, son courage méritent un texte unique, un texte qui parle de la personne héroïque qu’il était. Un texte qui témoigne du côté héroïque de son caractère, sans pour cela le réduire simplement à un héros, combattant pour la justice et la liberté qui ose défier une organisation terroriste comme le Hezbollah.
Bien qu’il ait été cela aussi. Mais pas seulement. Il n’était pas un, mais multiple. Un homme aux multiples rôles simultanément à l’œuvre, penseur, activiste, éditeur, cinéaste, traducteur, en une seule personne et en même temps. Même si son activité politique, en raison de sa mort tragique, a fini par éclipser toutes ses autres dimensions. Ceux qui l’ont connu, ses proches, lui doivent un hommage qui doit authentiquement réfléchir sur sa vie. Et ce genre de texte nécessite une distance dans le temps et l’espace avec sa mort tragique.

Sept mois, cela ne semble pas suffisant pour un tel texte. C’était il y a sept mois, et j’ai toujours l’impression que c’était hier. Je ne vais pas me forcer à l’écrire, je ferais mieux d’attendre. Pendant ce temps, je lui dirai ce que je parviens à exprimer, sans nier l’impossibilité de le faire pour la personne qu’il était, jusqu’à ce que ce que l’impossible devienne possible. Un jour, ce sera le cas, et je parlerai.

© Photo Marwan Tahtah


Lokman Slim. Il y a sept mois, mon ami a été tué, et il semble que c’était hier.
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